Poussant cette porte dure, l’angoisse de l'inconnu. Angoisse similaire à celle de l’aéroport où j’attendais ma valise sur le tapis roulant (on ne sait pas si la valise apparaîtra sur le tapis, on ne sait pas si quelqu’un prendra cette valise à notre place et on ne sait pas si – ayant récupéré cette valise – ce qu'on y trouvera dedans correspond à ce qu'on y avait mis).
Difficile de dire si l’obscurité alourdit l’odeur ou l’inverse. A chaque pas, mes chaussures se décollent péniblement du sol. Une grosse femme descend de l’escalier en bois au fond de la salle. Qu’est-ce que je veux, qui je suis, elle crie, pas de bonjour. Vite, elle s’aperçoit que je ne suis pas d’ici, que je ne sais pas que les bars n’ouvrent qu’à partir d’une certaine heure, mais c’est de ma faute poursuit-elle j’aurais dû fermer la porte à clé mais il y a tellement peu de monde à part les habitués qui s’arrêtent ici que ça fait bien longtemps qu’elle ne ferme plus à clé d'ailleurs elle ne peut pas fermer à clé sinon... elle a dû dire quelque chose comme ça. Donc je suis touriste, lui dis-je, arrivé là par hasard, (elle a contourné le bar, m’a interrogé du regard en désignant la tireuse à bière – mes yeux tout à coup agrandis ont répondu oui) et comme je n’ai rien d'intéressant à raconter je pose des questions. Oui, elle a toujours vécu ici, oui elle connaît un peu Dublin, non la pluie ne la dérange pas.
C’est une histoire de famille ce bar, je la laisse parler. Mon grand-père l’a ouvert, mon père l’a repris et maintenant je m’en occupe. Je ne pourrais pas faire autre chose (Silence, je bois, elle aussi, elle promène son regard sur le comptoir, les planches, les bouteilles). Rien d’autre. Je dois être là, rester là. Si tout à coup… Petite je passais toutes mes vacances ici, derrière ce comptoir, je jouais avec des verres, des pailles, je regardais mon père tirer les bières, je regardais les clients qui le regardaient, j’aimais bien être là car tout le monde regardait tout le monde, certains avaient tout perdu ou foutu en l’air et ils ne croyait plus qu’à ça : ce mouvement tendre de mon père tirant la poignée et la bière coulant le long de la paroi du verre c’était apaisant, je me souviens, et j’essaie maintenant de garder ce savoir-faire, mon métier ce n’est pas seulement servir des bières mais mettre dans le verre de quelqu’un tout ce dont il a besoin pour les vingt prochaines minutes, quelqu’un qui vient dans un bar et qui a de la monnaie pour une pinte il a tout pendant les vingt minutes que durent la pinte, c’étaient des vieux types, ils avaient des barbes laides, des lèvres fendues, des yeux qui voient noir ou rien, ils parlaient seuls grognaient rotaient, c’étaient des vieux types donc, vieux dans le sens où la vie est derrière eux et qu’ils s’en souviennent avec des larmes, et moi je me disais que c’était ça l’âge adulte : le corps vautré sur un comptoir à siroter à ronchonner contre le monde à se souvenir de ce qui fait mal… L’un d’eux m’a parlé de ce qui fait mal et il a dit que c’était une femme, qu’il avait aimée, je ne sais pas si lui a été aimé, mais il a dit un jour qu’après cette pinte il irait la retrouver et que si ça marchait il la demanderait en mariage et sinon il reviendrait ici boire encore boire plus, il n’est jamais revenu et, je ne sais pas, je dis ça aujourd’hui, peut-être pour m’expliquer pourquoi je travaille ici derrière ce comptoir à tirer des bières, mais toujours est-il que le type en question n’est jamais revenu et quelque chose me dit qu’il est maintenant marié à cette femme et chaque jour je me demande s’il va revenir et j’espère que non j’espère qu’il est avec cette femme et moi donc si je travaille là c’est pour certifier que ce type là n’est jamais revenu qu’il ne revient pas qu’il est amoureux et aimé et heureux mais je parle trop et je vous raconte mes histoires, vous êtes un touriste, monsieur (elle m’a vraiment appelé monsieur, mister) vous voulez peut-être boire autre chose une de ces bières de Galway, d’ailleurs où est-ce que vous allez ? à Galway, à Dublin ? oui Dublin puisque vous m’avez demandé si j’aimais cette ville, oui j’aime cette ville, peut-être que ce type est là bas, alors allez là-bas monsieur (elle a encore dit mister) et moi je reste là je ne bouge pas et quand vous y serez envoyez moi une carte postale et dites-moi que vous l’avez vu et si vous le voyez vraiment dites-lui que je suis contente pour lui et qu’il n’a pas besoin de revenir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire