mercredi 4 juin 2014

La disparition de la disparition de Jim Sullivan



Ce qu’il y a de bien avec Tanguy Viel et son roman La Disparition de Jim Sullivan (paru et lu il y a une année, mais qui trotte encore dans la boîte crânienne), c’est qu’on peut en parler beaucoup sans dévoiler l’intrigue. Peut-être parce que la recherche formelle est plus importante que l’histoire elle-même et peut-être parce que la recherche formelle fait elle-même partie de l’intrigue (vous me direz qu’il y a mieux, qu’il y a des livres faits de chiffres (par ex. ISBN 978-2-87706-816-1 ; 22 € ; 670 pages ; 31 chapitres qui vont à l’envers…) dont on peut parler pendant un ou deux ans sans jamais citer un seul passage et ne rien dévoiler ni de l’intrigue ni de la qualité littéraire (et pourtant, qu’il eût été bon de le faire !)). C’est bon signe. D’ailleurs quand apparaît le mot disparition dans un titre, c’est souvent bon signe.
Donc, que fait Tanguy Viel dans ce roman ? Il met en scène un narrateur-auteur qui, las de placer  ses histoires en France qu’il trouve « trop statique, trop pétrifiée d’une certaine manière, en tout cas inadaptée au besoin d’air de ma [sa] vie », décide d’écrire un roman américain. Car un roman américain, qu’il se passe dans la campagne du Kentucky, du Nebraska ou au milieu des buildings new yorkais, a toujours quelque chose d’international. Assez naturellement, nous dit le narrateur, il a pensé que l’action de son roman se passerait à Detroit dans le Michigan, que le personnage principal s’appellerait Dwayne Koster et son ex-femme Susan Fraser, « puisque j’ai [le narrateur] remarqué cela dans les romans américains, que le personnage principal, en général, est divorcé. Du moins, c’est souvent à ce moment-là qu’on le découvre, en général autour des cinquante ans, après que sa vie sentimentale s’est un peu compliquée. »
Dès le chapitre 2 de la première partie, Viel nous donne le vertige : « A Detroit, en 1805, ai-je écrit… » C’est quoi ça ? Que vient faire ici ce passé composé ? Pourquoi ne pas dire : « A Detroit, en 1805, écris-je… » ? Et même, cette formule au présent reste bizarre, pourquoi pas : « A Detroit, en 1805… » Pas besoin de mentionner à chaque phrase que l’on est en train d’écrire. Imaginez le narrateur de Proust dire qu’il est en train d’écrire : « Longtemps, j’écris, je me suis couché de bonne heure. Et là maintenant, je suis en train d’écrire que je suis en train d’écrire que je me suis longtemps couché de bonne heure ». La Recherche chez Quarto Gallimard ne ferait plus 2408 pages mais 4816 au moins (ah, les chiffres !). Tout de suite, on se demande où d’autre que dans La Disparition de Jim Sullivan a-t-il pu écrire ça. Bref, passons. Mais on ne peut pas passer par-dessus ça, le narrateur ne cesse d’empiéter sur les plates-bandes de son histoire. Il vient fourrer son nez partout avec ses « ai-je écrit », « ai-je encore écrit ». Heureusement, il nous rassure et nous explique qui est ce Jim Sullivan : 

« Là, ai-je encore écrit, perdu dans la nuit du Michigan, la seule chose qui réconfortait Dwayne Koster, c’était de glisser dans l’autoradio son album préféré de Jim Sullivan et d’écouter en boucle des chansons comme Highways ou UFO, en se disant que c’était dommage que la terre entière n’écoute pas un chanteur pareil, et dommage aussi qu’il ait disparu, Jim Sullivan, dans des conditions si étranges. Je ne sais pas si c’est le moment de parler de ça, mais le fait est que beaucoup de choses restent encore mystérieuses quant à la disparition de Jim Sullivan, il y a presque quarante ans, dans le désert du Nouveau-Mexique. On a bien retrouvé sa voiture en bordure du désert, mais on n’a jamais retrouvé son corps, ni non plus aucune trace d’une lutte ou d’une présence, seulement sa Coccinelle garée là, quelque part près de Santa Rosa, vitres et portes closes, sans le moindre choc ni effraction. Et c’est vrai que ce genre de choses en Amérique, si en plus vous êtes un chanteur un peu mystique, si votre disque le plus connu s’appelle UFO (ce qui veut quand même dire « ovni » en anglais), alors pour certains de ses fans, ça ne faisait aucun doute, Jim Sullivan avait été enlevé par des extra-terrestres. D’autres évoquent un règlement de comptes avec une mafia locale, d’autres encore une bavure policière. Mais c’est vrai que ça reste une énigme, la disparition de Jim Sullivan, une énigme qui bien sûr fascinait Dwayne Koster, sans quoi je n’aurais pas intitulé mon livre La Disparition de Jim Sullivan. » 

Nous voilà rassurés, on est bien en train de lire le livre dont parle le narrateur.
EH BIEN NON ! Surprise ! Quelques pages plus loin, le narrateur nous le dit une bonne fois pour toutes, le roman américain qu’il écrit s’appelle lui aussi La Disparition de Jim Sullivan et il est différent de La Disparition de Jim Sullivan de Tanguy Viel. Après un passage où on en apprend davantage sur les origines de Dwayne Koster, ses ascendants, le narrateur scie la branche sur laquelle on était assis (il sait pourtant qu’on a le vertige) : « Je n’ai pas écrit tout ça dans mon roman. »
Je n'en dirai pas plus sur ce roman que je vous laisse découvrir et qui est une véritable expérience littéraire parce qu'on y trouve deux romans. Celui de Viel qu’on lit avec vertige parce que l’autre, celui du narrateur qu’on aimerait bien avoir entre les mains,  se dérobe si bien qu'il faut le composer soi-même. Comme si de La Disparition de Jim Sullivan (roman disparu ?) il ne restait que quelques traces : La Disparition de Jim Sullivan, je veux dire l’autre (ISBN 978-2-7073-2294-4 ; 14 € ; 153 p.), celui qu’on a et qui évoque celui qu’on n’a pas. 

Tanguy Viel, La Disparition de Jim Sullivan, éditions de Minuit, 2013.

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