Ce qu’il y a de bien avec
Tanguy Viel et son roman La Disparition
de Jim Sullivan (paru et lu il y a une année, mais qui trotte encore dans
la boîte crânienne), c’est qu’on peut en parler beaucoup sans dévoiler
l’intrigue. Peut-être parce que la recherche formelle est plus importante que
l’histoire elle-même et peut-être parce que la recherche formelle fait elle-même
partie de l’intrigue (vous me direz qu’il y a mieux, qu’il y a des livres faits de chiffres (par ex. ISBN 978-2-87706-816-1 ; 22 € ; 670 pages ;
31 chapitres qui vont à l’envers…) dont on peut parler pendant un ou deux ans
sans jamais citer un seul passage et ne rien dévoiler ni de l’intrigue ni de la
qualité littéraire (et pourtant, qu’il eût été bon de le faire !)). C’est
bon signe. D’ailleurs quand apparaît le mot disparition
dans un titre, c’est souvent bon signe.
Donc, que fait Tanguy
Viel dans ce roman ? Il met en scène un narrateur-auteur qui, las de
placer ses histoires en France qu’il
trouve « trop statique, trop pétrifiée d’une certaine manière, en tout cas
inadaptée au besoin d’air de ma [sa] vie », décide d’écrire un roman
américain. Car un roman américain, qu’il se passe dans la campagne du Kentucky,
du Nebraska ou au milieu des buildings new yorkais, a toujours quelque chose
d’international. Assez naturellement, nous dit le narrateur, il a pensé que
l’action de son roman se passerait à Detroit dans le Michigan, que le
personnage principal s’appellerait Dwayne Koster et son ex-femme Susan Fraser,
« puisque j’ai [le narrateur] remarqué cela dans les romans américains,
que le personnage principal, en général, est divorcé. Du moins, c’est souvent à
ce moment-là qu’on le découvre, en général autour des cinquante ans, après que
sa vie sentimentale s’est un peu compliquée. »
Dès le chapitre 2 de la
première partie, Viel nous donne le vertige : « A Detroit, en 1805,
ai-je écrit… » C’est quoi ça ? Que vient faire ici ce passé
composé ? Pourquoi ne pas dire : « A Detroit, en 1805,
écris-je… » ? Et même, cette formule au présent reste bizarre,
pourquoi pas : « A Detroit, en 1805… » Pas besoin de
mentionner à chaque phrase que l’on est en train d’écrire. Imaginez le
narrateur de Proust dire qu’il est en train
d’écrire : « Longtemps, j’écris, je me suis couché de bonne
heure. Et là maintenant, je suis en train d’écrire que je suis en train
d’écrire que je me suis longtemps couché de bonne heure ». La Recherche chez Quarto Gallimard ne
ferait plus 2408 pages mais 4816 au moins (ah, les chiffres !). Tout de
suite, on se demande où d’autre que dans La
Disparition de Jim Sullivan a-t-il pu écrire ça. Bref, passons. Mais on ne
peut pas passer par-dessus ça, le narrateur ne cesse d’empiéter sur les
plates-bandes de son histoire. Il vient fourrer son nez partout avec ses
« ai-je écrit », « ai-je encore écrit ». Heureusement, il
nous rassure et nous explique qui est ce Jim Sullivan :
« Là, ai-je
encore écrit, perdu dans la nuit du Michigan, la seule chose qui réconfortait
Dwayne Koster, c’était de glisser dans l’autoradio son album préféré de Jim Sullivan
et d’écouter en boucle des chansons comme Highways
ou UFO, en se disant que c’était
dommage que la terre entière n’écoute pas un chanteur pareil, et dommage aussi
qu’il ait disparu, Jim Sullivan, dans des conditions si étranges. Je ne sais
pas si c’est le moment de parler de ça, mais le fait est que beaucoup de choses
restent encore mystérieuses quant à la disparition de Jim Sullivan, il y a
presque quarante ans, dans le désert du Nouveau-Mexique. On a bien retrouvé sa
voiture en bordure du désert, mais on n’a jamais retrouvé son corps, ni non
plus aucune trace d’une lutte ou d’une présence, seulement sa Coccinelle garée
là, quelque part près de Santa Rosa, vitres et portes closes, sans le moindre
choc ni effraction. Et c’est vrai que ce genre de choses en Amérique, si en
plus vous êtes un chanteur un peu mystique, si votre disque le plus connu
s’appelle UFO (ce qui veut quand même
dire « ovni » en anglais), alors pour certains de ses fans, ça ne
faisait aucun doute, Jim Sullivan avait été enlevé par des extra-terrestres.
D’autres évoquent un règlement de comptes avec une mafia locale, d’autres
encore une bavure policière. Mais c’est vrai que ça reste une énigme, la
disparition de Jim Sullivan, une énigme qui bien sûr fascinait Dwayne Koster,
sans quoi je n’aurais pas intitulé mon livre La Disparition de Jim Sullivan. »
Nous voilà rassurés, on est
bien en train de lire le livre dont parle le narrateur.
EH BIEN NON !
Surprise ! Quelques pages plus loin, le narrateur nous le dit une bonne
fois pour toutes, le roman américain qu’il écrit s’appelle lui aussi La Disparition de Jim Sullivan et il est
différent de La Disparition de Jim
Sullivan de Tanguy Viel. Après un passage où on en apprend davantage sur
les origines de Dwayne Koster, ses ascendants, le narrateur scie la branche sur
laquelle on était assis (il sait pourtant qu’on a le vertige) : « Je
n’ai pas écrit tout ça dans mon roman. »
Je n'en dirai pas plus sur ce roman que je vous laisse découvrir et qui est une véritable expérience littéraire parce qu'on y trouve deux romans. Celui de Viel qu’on lit avec vertige parce que l’autre, celui du narrateur qu’on aimerait bien avoir entre les mains, se dérobe si bien qu'il faut le composer soi-même. Comme si de La Disparition de Jim Sullivan (roman disparu ?) il ne restait que quelques traces : La Disparition de Jim Sullivan, je veux dire l’autre (ISBN 978-2-7073-2294-4 ; 14 € ; 153 p.), celui qu’on a et qui évoque celui qu’on n’a pas.
Je n'en dirai pas plus sur ce roman que je vous laisse découvrir et qui est une véritable expérience littéraire parce qu'on y trouve deux romans. Celui de Viel qu’on lit avec vertige parce que l’autre, celui du narrateur qu’on aimerait bien avoir entre les mains, se dérobe si bien qu'il faut le composer soi-même. Comme si de La Disparition de Jim Sullivan (roman disparu ?) il ne restait que quelques traces : La Disparition de Jim Sullivan, je veux dire l’autre (ISBN 978-2-7073-2294-4 ; 14 € ; 153 p.), celui qu’on a et qui évoque celui qu’on n’a pas.
Tanguy Viel, La Disparition de Jim Sullivan, éditions de Minuit, 2013.
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