samedi 28 juin 2014

Des Putes pour Gloria - se claquemurer superbement

En été, on aime se plonger dans ce qu’on appelle un bon roman américain de 400 pages, souvent un road trip : le personnage écoute Johnny Cash au volant d’une Chevy, il traverse les grands espaces, s’arrête dans une station-service où un étrange pompiste magicien à ses heures le gratifie d’un sourire édenté ; on est au milieu du désert, le Nouveau-Mexique, tout ça, tout ça… Oui, mais les romans américains ce n’est pas que ça (tout comme les romans français ne se résument pas à une eggs-party dans un appart du 5e arrondissement).
Des Putes pour Gloria (Whores for Gloria 1991, et 1999 pour la superbe traduction française de Claro), William T. Vollmann en est la parfaite illustration. Rues resserrées, bars crasseux et trottoirs du Tenderloin, quartier sombre de San Francisco, voilà pour le décor. Ici, pas de grands espaces, de station-service le long d'une route sans fin ni de pompiste magnifique ; les voitures ne bougent pas (une Lincoln finira à la fourrière) ; on n’y rencontre que dealers, michetons, prostituées, macs et clochards ; le personnage principal, Jimmy vétéran de la guerre du Viet Nam, ne fait pas un road trip mais un whores trip : il part à la quête de Gloria (« femme aimée ou icône abstraite ? ») et pour la retrouver – ou la faire apparaître –, il va d’une prostituée l’autre et leur demande de lui raconter des histoires. Comme une éponge, il se gorge de leurs récits, les fait siens et y mêle Gloria dans ses rêveries. Pour sortir de ce microcosme où les seules lumières sont les enseignes Budweiser et les néons des bars crasseux où Jimmy ne cesse de s’ivrogner : le recours aux histoires. D’ailleurs le livre s’ouvre sur une anecdote qui donne le ton :

Tout le monde connaît l’histoire de la prostituée qui, ayant compris que son héro était une alliée de moins en moins fiable quelle que soit la quantité qu’elle s’en injectait dans le bras, se souvint dans son désespoir de l’expression « s’injecter de la merde », et remplit alors sa seringue de sa propre chiasse puis se piqua, donnant ainsi naissance à de magnifiques abcès. On connaît moins l’histoire de cet homme qui décida de mettre fin à ses jours en avalant son médicament contre les mycoses au pied. Chère Gloria, sache qu’il a enduré une terrible agonie. Quand ils ont prélevé un échantillon de son urine, le récipient en plastique a fondu. – Là, on touche vraiment le cœur du désespoir. Ce qui suit est plus sombre encore, parce que imaginaire. Mais tous les récits qu’y font les prostituées sont, eux, bien réels.

Le road trip, le western, Vollmann ne les oublie pas. Ils n'apparaissent que brièvement, en rêve et on en revient vite, comme s'il y avait là une volonté de donner une claque au rêve américain. Par exemple lorsque Jimmy se fait trousser par une prostituée et son mac dans une rue où il avait l’habitude d’aller au cinéma :

elle lui tailladait son jean au niveau de l’entrejambe, non mais regardez-moi ça disait Jack regardez un peu il a pissé dans son froc, mais pour Jimmy l’écran de cinéma s’incurvait comme l’intérieur d’un sein de femme, le rideau se levait, dévoilant un film où il était question d’un voyage en train, il crut d’abord qu’il s’agissait d’un western vu la façon dont les wagons filaient dans le désert mais soudain la Louisiane apparut par intermittences, viens bon sang dit Jack, faut que je récupère mon fric fit Dinah sinon je vais devenir violente. Je m’en vais lui arracher son portefeuille à coups de surin. Je m’en vais.

Toute la force de Vollmann est d'emmener le lecteur ailleurs que dans le présent de l'intrigue (ex. la salle de cinéma et la Louisiane alors que Jimmy est en train de se faire bastonner). Grâce à une ponctuation éclatée – les paragraphes commencent par une majuscule et finissent par un point mais entre deux souvent rien, quelques virgules – on passe d’une réalité à une autre, du réel au rêve sans problème. Des motifs en appellent d’autres, des sensations nous font basculer dans le passé ou dans des fantasmes et les histoires se superposent. Cet empilement d’histoires pour donner corps à Gloria, pour donner à Jimmy une raison de continuer.

Le roman de Vollmann est une muraille d’histoires (il commence par une anecdote et finit par une autre). Celle de Jimmy, celles que les prostituées racontent à Jimmy, celles que Jimmy reconstitue à partir des récits des prostituées. Des putes pour Gloria est une véritable déclaration d’amour faite à la fiction, seule échappatoire possible pour ces personnages qui touchent le fond du désespoir.

En cadeau, un best of :
« Car nous devons tous nous construire un monde autour de nous, courageusement ou rêveusement, aussi longtemps que la chose est possible nous nous abritons de la pluie, nous claquemurant superbement. »

« Jimmy était très abattu. Il savait que sa vie n’allait faire qu’empirer. Peut-être que les histoires ne suffisent pas, pensa-t-il. Mais non. Elles doivent suffire, il le faut. Les histoires et les mèches de cheveux. »


« Un homme descendait la rue en pleurant. Il ignorait qu’il pleurait. Il se croyait heureux. Ne l’était-il pas puisqu’il le croyait ? »


William T. Vollmann, (trad. Claro) Des Putes pour Gloria, Christian Bourgois éditeur, 1991 (1999 pour la traduction).

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