Difficile de ne pas réagir aux propos tenus
par Joël Dicker, rapportés la semaine dernière par Alice Gregory dans le New Yorker : « la littérature française est ennuyeuse ». Déjà là, on
fronce les sourcils, on se demande ce qu’il entend par « littérature
française ». Veut-il parler de celle dont les auteurs sont Français ?
ou celle dont la langue d’écriture est le français ? un auteur suisse,
belge, québécois ou camerounais fait-il de la littérature française ? que
faire, Joël, des traductions de Henri Robillot, Marie-Claire Pasquier ou Josée
Kamoun grâce à qui – entre autres – nous est accessible Philip Roth en français? que faire
de Kundera ? est-ce de la littérature tchèque écrite en français ou
l’inverse ? Et surtout, que faire de La
Vérité sur l’Affaire Harry Quebert écrit, du moins rédigé – pour l’écriture
on repassera –, en français ?
Dicker raconte aussi : « Beaucoup de gens
m’ont dit : oui, c’est un bon
livre, c’est un page-turner. Eh bien
ouais, ça veut dire que vous voulez tournez la page. Si vous n’avez pas envie
de tourner la page, ce n’est pas un bon livre. Cette idée que la littérature
doit être difficile… » Là, on se gratte la tête, mince alors ! nous
qui aimons rester des dizaines de minutes sur la première page de La Route des Flandres pour voir comment Claude
Simon mêle les images, eh bien voilà, Dicker nous l'apprend, il ne s’agit pas d’un
bon livre parce qu’on a pas tout de suite envie de lire la suite (pour le plaisir et s'accorder une petite respiration, le début de La Route des Flandres):
Il tenait une lettre à la main, il leva les
yeux me regarda puis de nouveau la lettre puis de nouveau moi, derrière lui je
pouvais voir aller et venir passer les taches rouge acajou ocre des chevaux
qu’on menait à l’abreuvoir, la boue était si profonde qu’on enfonçait dedans
jusqu’aux chevilles mais je me rappelle que pendant la nuit il avait
brusquement gelé et Wack entra dans la chambre en portant le café disant Les
chiens ont mangé la boue, je n’avais jamais entendu l’expression, il me
semblait voir les chiens, des sortes de créatures infernales mythiques leurs
gueules bordées de rose leurs dents froides et blanches de loups mâchant la
boue noire dans les ténèbres de la nuit, peut-être un souvenir, les chiens
dévorants nettoyant faisant place nette : maintenant elle était grise et
nous nous tordions les pieds en courant, en retard comme toujours pour l’appel
du matin, manquant de nous fouler les chevilles dans les profondes empreintes
laissées par les sabots et devenus aussi dures que de la pierre, et au bout
d’un moment il dit Votre mère m’a écrit. Ainsi elle l’avait fait malgré ma
défense, je sentis que je rougissais, il s’interrompit essayant quelque chose
comme un sourire sans doute lui était il impossible, non d’être…
Pour ce qui est de la prétendue difficulté de
la littérature française, comment te dire… dans la mesure où un écrivain s’est
débattu pendant des mois des années avec des lettres, des mots, des signes, des
sons, des rythmes, des structures, des focalisations, des plans d’ensemble, des
gros plans, qui s’est battu pour une langue neuve en maltraitant la langue
standardisée (langue standardisée à laquelle semble tenir La Vérité sur Quebert-Quebert), c’est la moindre des choses de la part du lecteur que
de faire un petit effort pour entrer dans le monde d’un autre. Alors oui, c’est parfois difficile. Mais veut-on une littérature pop-corn qui ne nous sort ni de notre
fauteuil ni de notre peau ou une littérature qui nous cogne, qui
souvent bégaie et nous fait bégayer avec elle, une littérature qui essaie,
rate, rate mieux ? Une littérature qui s’interroge – comme Perec dans Ellis
Island – et pose ces questions :
comment décrire ?/comment raconter ?/comment
regarder ?/sous la sécheresse des statistiques officielles,/sous le
ronronnement rassurant des anecdotes mille fois ressassées par les guides à
chapeaux scouts,/sous la mise en place officielle des objets de musée, vestiges
rares, choses historiques,/images précieuses,/sous la tranquillité factice de
ces photographies figées/une fois pour toutes dans l’évidence trompeuse de leur/noir
et blanc,/comment reconnaître ce lieu ?/restituer ce qu’il fut ?/comment
lire ces traces ?/comment aller au-delà,/aller derrière/ne pas nous
arrêter à ce qui nous donné à voir/ne pas voir seulement ce que l’on savait
d’avance/que l’on verrait/Comment saisir ce qui n’est pas montré, ce qui n’a
pas été photographié, archivé, restauré, mis en scène ?/Comment retrouver
ce qui était plat, banal, quotidien, ce qui était ordinaire, ce qui se passait
tous les jours ?
A Joël Dicker, agacé que la littérature
française raconte des histoires peu intéressantes de gens qui « mangent
des œufs dans une cuisine quand il pleut dehors » ou alors
« d’homme qui couche avec deux femmes », on lui suggérera la lecture
de Professeur de désir de Philip Roth
(trad. Henri Robillot). Adepte qu’il est de l’auteur de Newark (tiens comme
Marcus Goldman, le héros de La Vérité…), on se demande quelle sera sa réaction au moment de lire l’une
des scènes centrales du livre, une dispute à propos de toasts et d’œufs entre David
Kepesh et Helen (l’une des trois filles avec qui il couche) qui se passe dans
une cuisine dans un appartement de Londres (on ne sait pas s’il pleut dehors,
mais comme c’est à Londres, on imagine que c’est le cas) :
Quel est le principal sujet de nos
disputes ? (…) au début nous nous disputions à propos des toasts.
Pourquoi, je me demande, ne peut-on préparer les toasts pendant que les œufs cuisent, plutôt qu’avant ? Ainsi, nous pourrions manger nos tartines chaudes
plutôt que froides. « Je ne crois pas que je vais accepter cette
discussion, dit-elle. Les toasts, ce n’est pas la vie, s’écrie-t-elle pour
finir. – Si, justement, je m’entends soutenir. Quand tu t’assois pour manger
des toasts, les toasts, c’est la vie. Et quand tu descends les ordures, les
ordures, c’est la vie. Tu ne peux pas laisser les ordures au milieu de
l’escalier, Helen. Leur place est dans la poubelle, au fond de la cour. Sous
son couvercle.
Claude Simon, La Route des Flandres, éditions de Minuit, 1960.
Georges Perec, Ellis Island, P.O.L. éditeur, 1995.
Philip Roth (trad. Henri Robillot, 1979), Professeur de désir, éditions Gallimard, 1977.
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