lundi 31 mars 2014

Maylis de Kerangal, Réparer les vivants


(ou de la littérature comme un don d'organes)


« Le bon vieux cœur. Le cœur moteur. La pompe qui couine, qui se bouche, qui déconne. Un boulot de plombier, aime-t-il dire : écouter, faire résonner, identifier la panne, changer les pièces, réparer la machine, tout cela me convient parfaitement… »

Il y a quelques semaines déjà que j’ai fini la lecture de Réparer les vivants de Maylis de Kerangal, que je vis avec ce livre, que je le porte, et mon cœur palpite encore.
Ce billet ne dira pas beaucoup de l’histoire de Réparer les vivants. C’est plutôt une déclaration d’amour faite à l’écriture de son auteure. Même si j’étais déjà conquis après Corniche Kennedy, Naissance d’un pont et Tangente vers l’est, il faut bien avouer que là, j'ai été foudroyé à chaque page, et suis resté bouche bée une fois le livre refermé. Livre que j’ai aussitôt rouvert et que je continue d’ouvrir, tous les jours, puisqu’il ne rend jamais son dernier souffle, comme l’écriture de Maylis de Kerangal, défibrillateur de mots, souffle, halète, se syncope mais qui toujours repart.

L’histoire est celle d’un cœur, « boîte noire d’un corps de vingt ans », celui de Simon Limbres, cœur que la « joie dilate » et la « tristesse resserre », que l’amour « a fait fondre » : un cœur donc qui fonctionne. Un cœur qui continue de fonctionner quand Simon Limbres, lui, meurt dans un accident de voiture, car on sait depuis 1959 que « c’est désormais l’abolition des fonctions cérébrales qui [l’atteste la mort ».
Et la suite est une frénésie, une course alors que les proches, les parents – Marianne et Sean – voudraient le repos que le médecin empêche : « Nous sommes dans un contexte où il serait possible que Simon fasse don de ses organes. » (Notez l’étrange formulation alors que Simon Limbres est en état de mort cérébrale (« …que Simon fasse… »)) Pour l’heure pas le temps pour le deuil, ce qu’il faut c’est « enterrer les morts et réparer les vivants ». Cette phrase empruntée à Tchekhov est au cœur du livre (vous pouvez compter les pages, les chapitres et les blancs).
Voilà pour l’histoire et je n’en dirai pas plus.

Ce qu’il faut dire en revanche c’est l’immense travail de recherche effectué par l’auteure et l’immense réussite qui en découle, ce qui n’allait pas de soi : parvenir à rendre tout cela romanesque, sans que transpire le savoir, sans que ça fasse lecture pour apprendre des trucs sur la médecine et le don d’organes. Le livre s’attache plutôt à montrer, à faire voir, à faire sentir ce que c’est que d’être un jeune homme de vingt ans qui se lève la nuit pour aller surfer ; ce que c’est que d’être celle qui reste au lit et l’attend ; ce que c’est que d’être une mère, un père à qui on annonce la nouvelle terrible ; ce que c’est que d’être la petite sœur de Simon Limbres qu’on a oublié de prévenir parce que la journée a été longue ; ce que c’est que d’être médecin ou chirurgien et qu’on avait planifié ce soir-là de regarder le match France-Italie ; ce que c’est que d’avoir attendu toutes ces années un nouveau cœur.

Maylis de Kerangal lie ses personnages grâce à une écriture qui mêle les points de vues et les niveaux de langage, la voix du narrateur et celles des personnages. Exemple quand la mère et le père (séparés) de Simon se retrouvent dans un café ; celle-là a appelé celui-ci pour lui annoncer qu’il était arrivé quelque chose à leur fils :

« Alors Marianne s’est armée de courage – armée, oui, c’est exactement cela, il y a cette agressivité nue qui ne cesse de croître depuis leur étreinte et dont elle se barde, comme on se protège en brandissant au-devant de soi la lame du poignard – et, toute droite sur la banquette, a débité les trois propositions qu’elle avait préparées – ses yeux sont fixes. Quand il entend la dernière – « irréversible » –, Sean secoue la tête et son visage s’agite, convulsé, non, non, non, puis il se lève, lourd, bouscule la table – le gin passe par-dessus le verre –, se dirige vers la porte, les bras le long du corps et les poings serrés comme s’il transportait des poids, la démarche d’un homme qui sort casser la gueule à quelqu’un, qui déjà le cherche, et une fois dehors sur le pas de la porte, il fait une brusque volteface, revient à la table qu’ils occupaient, avançant dans le rai de lumière tracé au sol, et sa silhouette à contre jour est nimbée d’une pellicule grisâtre : la sciure qui le recouvre se vaporise dans l’espace chaque fois que son pied frappe le sol. Son corps fume. D’ailleurs il fonce le torse incliné en avant comme s’il allait charger. Une fois parvenu à la table, il saisit le verre de gin qu’il vide d’un trait à son tour, puis lance à Marianne, qui déjà renoue son écharpe, viens. »

La transplantation apparaît à tous les niveaux dans ce roman. A un premier niveau qui est la transplantation du cœur de Simon. A un deuxième niveau où la mort de Simon agira sur les existences de son entourage (la famille) et de ceux qui l’entourent (corps médical), entrera d'une manière ou d'une autre dans le corps de chacun. A un troisième niveau, celui du lecteur qui, une fois plongé dans la lecture (est-ce lui qui plonge dans le texte ou le texte qui plonge en lui?), ne sera plus tout à fait lui-même, plus tout à fait indemne.
Et si c'était cela la lecture : à chaque fois une nouvelle transplantation ? Voir avec les yeux d’un autre, sentir avec les capteurs d’un autre, éprouver les expériences des autres ; se greffer un nouveau monde à chaque livre. L’auteur est donneur ; le texte chirurgien ; le lecteur transplanté – sauvé ?

Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, éditions Verticales, 2014.

mercredi 25 septembre 2013

David Bosc, La Claire Fontaine

© Romain Buffat

Souvent annoncé comme la belle surprise de cette rentrée littéraire, La claire fontaine* de David Bosc enchante la plupart des lecteurs. Ils saluent une écriture travaillée, sensuelle, proche de la peinture.

Il y a une époque où l’on ne venait pas en Suisse pour y planquer quelques bijoux, deux bagnoles, un yacht, un compte en banque et construire un chalet entouré de nains de jardins et d’angelots joufflus ; il y a un temps où l’on s’exilait en Suisse pour de bonnes raisons : sauver sa peau, peindre, redevenir libre.
Ce fut le cas de Gustave Courbet, peintre immense, devenu pour l’occasion héros du troisième roman de David Bosc, paru aux éditions Verdier.

Alors en exil en Suisse après avoir participé lors de La Commune au déboulonnage de la colonne Vendôme qu’il doit reconstruire à ses frais, c’est un joyeux Courbet que nous donne à voir David Bosc : il a une belle bedaine, il aime le Chasselas, il aime la peinture, il aime les bains. Le décor est idyllique, le Léman, la Tour-de-Peilz, il chante dans une chorale, se mêle à la vie de sa terre d’accueil, participe au Grand-Tout, continue de peindre et de bien peindre.
Plus qu’un exercice de style, étape appréciée de bon nombre d’écrivains qui veulent un jour parler de peinture, David Bosc nous livre ici un récit qui gravite autour de la liberté. Que ce soit la liberté de se baigner en dehors des heures et des zones prévues, la liberté de fumer et boire comme cela lui chante, la liberté artistique, la liberté de chanter aigu, la liberté d’insulter les policiers… le Courbet de Bosc incarne la figure de l’homme qui se « gouverne lui-même » :

« Courbet n’a jamais tisonné la foule. S’il grimpait sur une chaise, c’était pour chanter, pas pour crier : à mort ! Il a montré des tas de choses en vivant comme il l’entendait. Point de jérémiades sur le malheur des opprimés : l’amour abstrait des philanthropes le faisait reculer d’horreur, ce cœur navré qui coule et se répand sur les plaies rhétoriques de gens dont on ignore la douleur… Courbet a exercé sa liberté. Il était opiniâtre. Sa politique ? Pour tous, la liberté, c’est-à-dire se gouverner soi-même. Il ne déplorait rien. Il ne s’occupait pas de revendications (il n’était pas question de demander quoi que ce soit). Pour le reste, et jour après jour, ne rien céder de ce qu’on peut tenir. Pied à pied. Ne rien abandonner à cela qui mutile, prive, colonise, retranche, arraisonne, greffe, assujettit, entrave, équipe, ajuste, équarrit. Le corps est un champ de bataille. La nature est un champ de bataille. Le réalisme de Courbet est une riposte à la fable sociale, au fameux modèle de société, à la civilisation, au programme des écoles des classes asservies, au programme des écoles de classes dirigeantes, aux recueils de lecture à l’usage des jeunes filles. Le réalisme de Courbet lacère les décors derrière lesquels on accomplit la sale besogne, il déchire les toiles peintes : les bouquets d’angelots par-dessus les théâtres, les fées clochette, les diables, les allégories en fresque dans les écoles et dans les gares, où l’on voit les déesses de l’industrie et de l’agriculture, les splendeurs des colonies et les prodiges de la science.
Au mur de son atelier, à Paris, Courbet avait affiché une liste de règles : 
1. Ne fais pas ce que je fais.
2. Ne fais pas ce que les autres font.
3. Si tu faisais ce que faisait Raphaël, tu n’aurais pas d’existence propre. Suicide.
4. Fais ce que tu vois et ce que tu ressens, fais ce que tu veux. »

L’extrait parle de lui-même. Le livre de Bosc est documenté mais la pédanterie absente. Au contraire, le lecteur peu au courant de la vie de Courbet pourrait bien se perdre (ç'a été mon cas) géographiquement ou chronologiquement tant la prose dense de Bosc étonne et nous sort d’une lecture linéaire, classique. On prend ses paragraphes comme des tableaux, ses phrases comme les mouvements d’une sonate ; La claire fontaine est un pur objet d’art.
Il y a aussi des personnages qui passent, juste là, derrière. On aperçoit Rimbaud, le « bras en écharpe » qui vient de jeter « l’ordre d’expulsion prononcé contre lui par un juge de Belgique ». Il a franchi une frontière, cette « pauvre chose ». Baudelaire lui aussi, apparaît, dans un souvenir de Courbet qui avait logé le jeune poète alors âgé de vingt-six ans, dans le coin de sa piaule. L’un avait été peint par l’autre en 1848. La même année, ils étaient allés ensemble aux barricades.
Le livre de Bosc, c’est aussi la description d’un pays. Le canton de Vaud, ses traditions et les rives du Léman, rendues sublimes comme si des toiles de Courbet on en avait retiré que le Verbe :

« le premier plan accueille la joie du monde, son enfance, la fraîcheur d’un matin de mai. Une fille pieds nus s’est assise au soleil, entourée de ses chèvres, sur l’herbe épaisse des prairies les moins hautes. La violence inouïe des montagnes est comme interrompue, figée – la catastrophe est tenue à distance par l’espace évidé du lac. Bleu, noir, prasin. Entre l’amoncellement de matière chaotique et les petits pieds nus, l’œil amorce un va-et-vient, un cercle qui l’instruit. »

Enfin, il y a le titre, La claire fontaine, à savoir toutes les eaux dans lesquelles Courbet se baigna, heureux et libre. Les eaux limpides ce sont aussi les pages de Bosc. Nul doute que le lecteur y trouvera l’eau si claire qu’il y barbotera avec joie !


* David Bosc, La claire fontaine, roman, Verdier, 2013.