jeudi 17 juillet 2014

Dublin et Joyce au hasard

Je marchais dans Dublin, au hasard, et je me suis retrouvé là.

J'ai ouvert Ulysse, au hasard:
... des ombresylvestres traversèrent silencieusement, flottantes, la paix matinale, se dirigeant vers la mer haute qu'il contemplait. Tout près du bord, et plus loin encore, le miroir des eaux blanchit, piétiné par le pas pressé de légères sandales. Sein blanc de la mer indécise. Ces accents enlacés, deux par deux. Une main qui pince les cordes de la harpe, mêlant leurs accords enlacés. Mots mariés, blancvagues, miroitant sur la marée indécise.
Un nuage se mit à couvrir le soleil lentement, totalement ombrant la baie d'un vert plus profond. Il se trouvait au-dessous de lui, ce bol d'eaux amères. La chanson de Fergus: je la chantais, seul dans la maison, soutenant les longs accords sombres. Sa porte était ouverte: elle voulait entendre ma musique. Réduit au silence par l'effroi et la pitié je suis allé à son chevet. Elle pleurait dans son lit misérable. Pour ces mots, Stephen: l'amer mystère de l'amour.
Où donc maintenant?

mardi 15 juillet 2014

Athlone - le rêve irlandais

Un ami – dont l’oncle était parti jeune non pas pour vivre son rêve américain comme beaucoup le font encore aujourd’hui mais pour vivre son rêve irlandais – m’avait parlé justement de cet oncle qui, les yeux de mon ami brillaient tandis qu’il racontait cette histoire, avait amassé une fortune en ouvrant une station-service. L’oncle n’avait choisi ni Dublin, ni Cork, ni Galway, ni Waterford, mais Athlone, au centre du pays. Personne n’avait compris le choix de cette ville. Toujours est-il que mon ami m’avait communiqué l’adresse de la station-service, me conseillant d’aller voir son oncle, il pourrait me donner des tuyaux, me loger gratuitement ; il aurait plaisir à aider l’ami de son neveu. Je ne serais certainement jamais passé ici si l’on ne m’avait pas trouvé une bonne raison d’y venir. Je me suis arrêté à l’endroit précis, la station-service de l’oncle. Pas de magasin. Une seule pompe qui ne fonctionne plus. Un toit qui ne couvre rien sinon quelques voitures de professeurs qui se garent ici quand ils vont enseigner à l’école technique, de l’autre côté de la route.
Je ne sais pas si mon ami m’a envoyé ici pour me faire une farce ou si son oncle n’a plus donné de nouvelles depuis longtemps.

samedi 12 juillet 2014

Détours (2) - Cimetière des éléphants

Vers Cavan, j’ai songé au Roi Lion et j’ai eu cette pensée de vieux sage : ma génération a été terrifiée par le cimetière des éléphants, celle de demain le sera devant des parcs de tracteurs morts.
image: leo.grasset.free.fr


Détours (1)


L’épisode du chien parlant et braqueur de station-service m’avait suffisamment retourné pour que je me trompe d’itinéraire et n’arrive à Athlone qu’au prix d’un long et improbable détour, passant par Cavan où j’ai vu cette femme marcher le long de la route, seule, et alors j’ai bêtement pensé qu’il n’y a pas trente-six raisons qui vous font marcher le long d’une telle route et que par conséquent cette irlandaise de femme devait être habituée à boire beaucoup et à conduire ivre et s’était ainsi vue être privée de son permis et se rendait désormais au travail par ses propres moyens, ses jambes et ses pieds, j’ai eu cette pensée absurde et j’y ai cru un moment car, me disais-je, c’est ainsi que je me comporterais si j’étais irlandais, en conducteur ivrogne, mais je me suis aperçu, plus loin, en approchant de Longford, que marcher le long des grandes routes était courant, certains mêmes y promenaient leur chien.


mardi 8 juillet 2014

ici les chiens parlent et braquent des stations-service

J’ai quand même fini par quitter Ballinamore.
Sur la route pour Athlone, la voiture hurlait qu’il lui fallait de l’essence. Et comme je ne peux rien refuser à la petite Ford que j’ai louée pour trois fois rien, on s’est arrêtés pour faire le plein à l’entrée de Mohill – mille habitants à peine.
Sachez qu’ici les chiens parlent et braquent des stations-service.


Je venais de donner une trentaine de litres d’essence à la Ford, je m’apprêtais à partir, le ciel gris bizarrement planté là pourtant habitué à filer dès que possible se montrait menaçant mais pour une fois la (vraie) menace ne venait pas du ciel mais de cette Jeep verte, arrivée à toute vitesse quelques minutes plus tôt en enjambant le trottoir, un chien dressé à l’arrière ; il faisait le guet. C’est l’impression que j’ai eu, je me suis dit on dirait que ce chien fait le guet, il tournait la tête à droite à gauche sans perdre de vue son maître qui avançait d’un pas vif en direction du magasin, le chien se baissait dès qu’une voiture passait sur la route et se relevait quand elle disparaissait au loin, puis il a regardé en l’air et ce n’est pas le ciel gris menaçant qu’il a vu le chien, mais les deux caméras de surveillance fixées sur le mur du bâtiment adjacent. Et là je pense qu’il a dû avoir peur le chien parce qu’il a tout de suite rappelé son maître qui est sorti étonné, a enlevé sa cagoule, flingue à la main, pourquoi tu m’appelles déjà Buddy? il reste un tas de pognon et des clopes à voler et le chien a eu un mouvement de tête en direction des caméras de surveillance, le maître a compris et il a dit shit et après il a rajouté holy et l’a dit de nouveau holy shit. Le maître qui était un type gras a remis sa cagoule, rangé son flingue dans son pantalon, il éprouvait de la peine à courir avec son poids, le butin et le flingue rangé à hauteur de couilles ; il n’a pas pu s'empêcher de prendre au passage quelques bouteilles d’huile qui traînaient dehors et le chien aboyait de plus en plus fort, ramène-toi gros lard, le maître faisait ce qu’il pouvait ; au loin on entendait la rumeur des sirènes de police, le chien continuait de l’invectiver, remonte dans la Jeep et foutons le camp d’ici. Le maître a enfoncé la pédale de gaz tout au fond, le chien agitait sa petite tête dans tous les sens redoutant les flics et quand ils sont passés devant moi j’ai entendu le chien dire à son maître, queue battante, tout content, les oreilles coiffées par la vitesse que prenait la voiture : on l’a échappé belle.

Y entrer

Poussant cette porte dure, l’angoisse de l'inconnu. Angoisse similaire à celle de l’aéroport où j’attendais ma valise sur le tapis roulant (on ne sait pas si la valise apparaîtra sur le tapis, on ne sait pas si quelqu’un prendra cette valise à notre place et on ne sait pas si – ayant récupéré cette valise – ce qu'on y trouvera dedans correspond à ce qu'on y avait mis).
Difficile de dire si l’obscurité alourdit l’odeur ou l’inverse. A chaque pas, mes chaussures se décollent péniblement du sol. Une grosse femme descend de l’escalier en bois au fond de la salle. Qu’est-ce que je veux, qui je suis, elle crie, pas de bonjour. Vite, elle s’aperçoit que je ne suis pas d’ici, que je ne sais pas que les bars n’ouvrent qu’à partir d’une certaine heure, mais c’est de ma faute poursuit-elle j’aurais dû fermer la porte à clé mais il y a tellement peu de monde à part les habitués qui s’arrêtent ici que ça fait bien longtemps qu’elle ne ferme plus à clé d'ailleurs elle ne peut pas fermer à clé sinon... elle a dû dire quelque chose comme ça. Donc je suis touriste, lui dis-je, arrivé là par hasard, (elle a contourné le bar, m’a interrogé du regard en désignant la tireuse à bière – mes yeux tout à coup agrandis ont répondu oui) et comme je n’ai rien d'intéressant à raconter je pose des questions. Oui, elle a toujours vécu ici, oui elle connaît un peu Dublin, non la pluie ne la dérange pas.
C’est une histoire de famille ce bar, je la laisse parler. Mon grand-père l’a ouvert, mon père l’a repris et maintenant je m’en occupe. Je ne pourrais pas faire autre chose (Silence, je bois, elle aussi, elle promène son regard sur le comptoir, les planches, les bouteilles). Rien d’autre. Je dois être là, rester là. Si tout à coup… Petite je passais toutes mes vacances ici, derrière ce comptoir, je jouais avec des verres, des pailles, je regardais mon père tirer les bières, je regardais les clients qui le regardaient, j’aimais bien être là car tout le monde regardait tout le monde, certains avaient tout perdu ou foutu en l’air et ils ne croyait plus qu’à ça : ce mouvement tendre de mon père tirant la poignée et la bière coulant le long de la paroi du verre c’était apaisant, je me souviens, et j’essaie maintenant de garder ce savoir-faire, mon métier ce n’est pas seulement servir des bières mais mettre dans le verre de quelqu’un tout ce dont il a besoin pour les vingt prochaines minutes, quelqu’un qui vient dans un bar et qui a de la monnaie pour une pinte il a tout pendant les vingt minutes que durent la pinte, c’étaient des vieux types, ils avaient des barbes laides, des lèvres fendues, des yeux qui voient noir ou rien, ils parlaient seuls grognaient rotaient, c’étaient des vieux types donc, vieux dans le sens où la vie est derrière eux et qu’ils s’en souviennent avec des larmes, et moi je me disais que c’était ça l’âge adulte : le corps vautré sur un comptoir à siroter à ronchonner contre le monde à se souvenir de ce qui fait mal… L’un d’eux m’a parlé de ce qui fait mal et il a dit que c’était une femme, qu’il avait aimée, je ne sais pas si lui a été aimé, mais il a dit un jour qu’après cette pinte il irait la retrouver et que si ça marchait il la demanderait en mariage et sinon il reviendrait ici boire encore boire plus, il n’est jamais revenu et, je ne sais pas, je dis ça aujourd’hui, peut-être pour m’expliquer pourquoi je travaille ici derrière ce comptoir à tirer des bières, mais toujours est-il que le type en question n’est jamais revenu et quelque chose me dit qu’il est maintenant marié à cette femme et chaque jour je me demande s’il va revenir et j’espère que non j’espère qu’il est avec cette femme et moi donc si je travaille là c’est pour certifier que ce type là n’est jamais revenu qu’il ne revient pas qu’il est amoureux et aimé et heureux mais je parle trop et je vous raconte mes histoires, vous êtes un touriste, monsieur (elle m’a vraiment appelé monsieur, mister) vous voulez peut-être boire autre chose une de ces bières de Galway, d’ailleurs où est-ce que vous allez ? à Galway, à Dublin ? oui Dublin puisque vous m’avez demandé si j’aimais cette ville, oui j’aime cette ville, peut-être que ce type est là bas, alors allez là-bas monsieur (elle a encore dit mister) et moi je reste là je ne bouge pas et quand vous y serez envoyez moi une carte postale et dites-moi que vous l’avez vu et si vous le voyez vraiment dites-lui que je suis contente pour lui et qu’il n’a pas besoin de revenir.