mardi 8 juillet 2014

Y entrer

Poussant cette porte dure, l’angoisse de l'inconnu. Angoisse similaire à celle de l’aéroport où j’attendais ma valise sur le tapis roulant (on ne sait pas si la valise apparaîtra sur le tapis, on ne sait pas si quelqu’un prendra cette valise à notre place et on ne sait pas si – ayant récupéré cette valise – ce qu'on y trouvera dedans correspond à ce qu'on y avait mis).
Difficile de dire si l’obscurité alourdit l’odeur ou l’inverse. A chaque pas, mes chaussures se décollent péniblement du sol. Une grosse femme descend de l’escalier en bois au fond de la salle. Qu’est-ce que je veux, qui je suis, elle crie, pas de bonjour. Vite, elle s’aperçoit que je ne suis pas d’ici, que je ne sais pas que les bars n’ouvrent qu’à partir d’une certaine heure, mais c’est de ma faute poursuit-elle j’aurais dû fermer la porte à clé mais il y a tellement peu de monde à part les habitués qui s’arrêtent ici que ça fait bien longtemps qu’elle ne ferme plus à clé d'ailleurs elle ne peut pas fermer à clé sinon... elle a dû dire quelque chose comme ça. Donc je suis touriste, lui dis-je, arrivé là par hasard, (elle a contourné le bar, m’a interrogé du regard en désignant la tireuse à bière – mes yeux tout à coup agrandis ont répondu oui) et comme je n’ai rien d'intéressant à raconter je pose des questions. Oui, elle a toujours vécu ici, oui elle connaît un peu Dublin, non la pluie ne la dérange pas.
C’est une histoire de famille ce bar, je la laisse parler. Mon grand-père l’a ouvert, mon père l’a repris et maintenant je m’en occupe. Je ne pourrais pas faire autre chose (Silence, je bois, elle aussi, elle promène son regard sur le comptoir, les planches, les bouteilles). Rien d’autre. Je dois être là, rester là. Si tout à coup… Petite je passais toutes mes vacances ici, derrière ce comptoir, je jouais avec des verres, des pailles, je regardais mon père tirer les bières, je regardais les clients qui le regardaient, j’aimais bien être là car tout le monde regardait tout le monde, certains avaient tout perdu ou foutu en l’air et ils ne croyait plus qu’à ça : ce mouvement tendre de mon père tirant la poignée et la bière coulant le long de la paroi du verre c’était apaisant, je me souviens, et j’essaie maintenant de garder ce savoir-faire, mon métier ce n’est pas seulement servir des bières mais mettre dans le verre de quelqu’un tout ce dont il a besoin pour les vingt prochaines minutes, quelqu’un qui vient dans un bar et qui a de la monnaie pour une pinte il a tout pendant les vingt minutes que durent la pinte, c’étaient des vieux types, ils avaient des barbes laides, des lèvres fendues, des yeux qui voient noir ou rien, ils parlaient seuls grognaient rotaient, c’étaient des vieux types donc, vieux dans le sens où la vie est derrière eux et qu’ils s’en souviennent avec des larmes, et moi je me disais que c’était ça l’âge adulte : le corps vautré sur un comptoir à siroter à ronchonner contre le monde à se souvenir de ce qui fait mal… L’un d’eux m’a parlé de ce qui fait mal et il a dit que c’était une femme, qu’il avait aimée, je ne sais pas si lui a été aimé, mais il a dit un jour qu’après cette pinte il irait la retrouver et que si ça marchait il la demanderait en mariage et sinon il reviendrait ici boire encore boire plus, il n’est jamais revenu et, je ne sais pas, je dis ça aujourd’hui, peut-être pour m’expliquer pourquoi je travaille ici derrière ce comptoir à tirer des bières, mais toujours est-il que le type en question n’est jamais revenu et quelque chose me dit qu’il est maintenant marié à cette femme et chaque jour je me demande s’il va revenir et j’espère que non j’espère qu’il est avec cette femme et moi donc si je travaille là c’est pour certifier que ce type là n’est jamais revenu qu’il ne revient pas qu’il est amoureux et aimé et heureux mais je parle trop et je vous raconte mes histoires, vous êtes un touriste, monsieur (elle m’a vraiment appelé monsieur, mister) vous voulez peut-être boire autre chose une de ces bières de Galway, d’ailleurs où est-ce que vous allez ? à Galway, à Dublin ? oui Dublin puisque vous m’avez demandé si j’aimais cette ville, oui j’aime cette ville, peut-être que ce type est là bas, alors allez là-bas monsieur (elle a encore dit mister) et moi je reste là je ne bouge pas et quand vous y serez envoyez moi une carte postale et dites-moi que vous l’avez vu et si vous le voyez vraiment dites-lui que je suis contente pour lui et qu’il n’a pas besoin de revenir.

jeudi 3 juillet 2014

Entre Ballinamore et Athlone, Mohill mais avant Mohill...


Je quitte Ballinamore aujourd’hui pour Athlone – c'est ce que je m'étais dit hier. Je suis incapable de me rappeler les jours qui se sont écoulés depuis samedi dans ce bled. L'impression de n'avoir rien fait mais tant vu, comme ces heures paresseuses passées devant un écran d'ordinateur.
Je marchais depuis une trentaine de minutes quand j'ai aperçu cette maison, à la sortie de Ballinamore.
Un panneau Guiness que soleils et pluies ont rongé, une porte de bar comme la porte de chez quelqu'un, les fenêtres protégées par des grillages, une voiture. il est 15 heures. Je n'ai pas envie de quitter Ballinamore. Athlone et Mohill attendront. Dublin aussi.

lundi 30 juin 2014

Ballinamore (2) - surlendemain d'avant-hier, lendemain d'hier, veille de demain, avant-veille d'après-demain - aujourd'hui




J'avais l'habitude des lundis matin avec déjà ses équipes de nettoyeurs, de livreurs, de facteurs qui apprêtent la ville pendant que d'autres la quittent pour aller travailler dans une autre - s'engouffrant dans une voiture ou disparaissant entre les rangées d'un bus. J'avais moins l'habitude de l'exposition des fûts de bière vides. Les tenanciers de bars voudraient-ils montrer à la population comment fut le week-end?

dimanche 29 juin 2014

Ballinamore (1) - début de voyage


On associe souvent le début du voyage à la première photo qu'on en fait. C'est une erreur. Ou une autre manière de le raconter. Je pourrais m'en tenir à cette photo et ne rien dire de plus. Ne pas dire qu'avant il y a eu la préparation de la valise; le départ pressé depuis chez moi où j'ai failli rater le bus - ce qui m'aurait fait rater le train, l'avion, puis le bus, l'autre, celui qui va de l'aéroport de Dublin et passe par ce bled (Ballinamore) -; le vol où j'aurais voulu dormir pour étouffer l'angoisse liée à l'avion mais l'impossibilité de dormir à cause de cette même angoisse; l'angoisse (une autre) de ne pas retrouver ma valise sur le tapis roulant ou - pire encore - l'angoisse de retrouver ma valise mais que quelqu'un quelques mètres devant moi la prenne croyant qu'il s'agissait de la sienne et l'angoisse (une autre encore) de devoir faire remarquer à cette personne qu'il s'est trompé de valise; le trajet en bus enfin, agréable, les Pogues dans les oreilles, impatient de m'accouder dans un pub, y boire quelques bières.

Il est 15h55, je repasse maintenant devant le "Pat Joe's Pub", seul endroit que j'ai visité hier.

samedi 28 juin 2014

Des Putes pour Gloria - se claquemurer superbement

En été, on aime se plonger dans ce qu’on appelle un bon roman américain de 400 pages, souvent un road trip : le personnage écoute Johnny Cash au volant d’une Chevy, il traverse les grands espaces, s’arrête dans une station-service où un étrange pompiste magicien à ses heures le gratifie d’un sourire édenté ; on est au milieu du désert, le Nouveau-Mexique, tout ça, tout ça… Oui, mais les romans américains ce n’est pas que ça (tout comme les romans français ne se résument pas à une eggs-party dans un appart du 5e arrondissement).
Des Putes pour Gloria (Whores for Gloria 1991, et 1999 pour la superbe traduction française de Claro), William T. Vollmann en est la parfaite illustration. Rues resserrées, bars crasseux et trottoirs du Tenderloin, quartier sombre de San Francisco, voilà pour le décor. Ici, pas de grands espaces, de station-service le long d'une route sans fin ni de pompiste magnifique ; les voitures ne bougent pas (une Lincoln finira à la fourrière) ; on n’y rencontre que dealers, michetons, prostituées, macs et clochards ; le personnage principal, Jimmy vétéran de la guerre du Viet Nam, ne fait pas un road trip mais un whores trip : il part à la quête de Gloria (« femme aimée ou icône abstraite ? ») et pour la retrouver – ou la faire apparaître –, il va d’une prostituée l’autre et leur demande de lui raconter des histoires. Comme une éponge, il se gorge de leurs récits, les fait siens et y mêle Gloria dans ses rêveries. Pour sortir de ce microcosme où les seules lumières sont les enseignes Budweiser et les néons des bars crasseux où Jimmy ne cesse de s’ivrogner : le recours aux histoires. D’ailleurs le livre s’ouvre sur une anecdote qui donne le ton :

Tout le monde connaît l’histoire de la prostituée qui, ayant compris que son héro était une alliée de moins en moins fiable quelle que soit la quantité qu’elle s’en injectait dans le bras, se souvint dans son désespoir de l’expression « s’injecter de la merde », et remplit alors sa seringue de sa propre chiasse puis se piqua, donnant ainsi naissance à de magnifiques abcès. On connaît moins l’histoire de cet homme qui décida de mettre fin à ses jours en avalant son médicament contre les mycoses au pied. Chère Gloria, sache qu’il a enduré une terrible agonie. Quand ils ont prélevé un échantillon de son urine, le récipient en plastique a fondu. – Là, on touche vraiment le cœur du désespoir. Ce qui suit est plus sombre encore, parce que imaginaire. Mais tous les récits qu’y font les prostituées sont, eux, bien réels.

Le road trip, le western, Vollmann ne les oublie pas. Ils n'apparaissent que brièvement, en rêve et on en revient vite, comme s'il y avait là une volonté de donner une claque au rêve américain. Par exemple lorsque Jimmy se fait trousser par une prostituée et son mac dans une rue où il avait l’habitude d’aller au cinéma :

elle lui tailladait son jean au niveau de l’entrejambe, non mais regardez-moi ça disait Jack regardez un peu il a pissé dans son froc, mais pour Jimmy l’écran de cinéma s’incurvait comme l’intérieur d’un sein de femme, le rideau se levait, dévoilant un film où il était question d’un voyage en train, il crut d’abord qu’il s’agissait d’un western vu la façon dont les wagons filaient dans le désert mais soudain la Louisiane apparut par intermittences, viens bon sang dit Jack, faut que je récupère mon fric fit Dinah sinon je vais devenir violente. Je m’en vais lui arracher son portefeuille à coups de surin. Je m’en vais.

Toute la force de Vollmann est d'emmener le lecteur ailleurs que dans le présent de l'intrigue (ex. la salle de cinéma et la Louisiane alors que Jimmy est en train de se faire bastonner). Grâce à une ponctuation éclatée – les paragraphes commencent par une majuscule et finissent par un point mais entre deux souvent rien, quelques virgules – on passe d’une réalité à une autre, du réel au rêve sans problème. Des motifs en appellent d’autres, des sensations nous font basculer dans le passé ou dans des fantasmes et les histoires se superposent. Cet empilement d’histoires pour donner corps à Gloria, pour donner à Jimmy une raison de continuer.

Le roman de Vollmann est une muraille d’histoires (il commence par une anecdote et finit par une autre). Celle de Jimmy, celles que les prostituées racontent à Jimmy, celles que Jimmy reconstitue à partir des récits des prostituées. Des putes pour Gloria est une véritable déclaration d’amour faite à la fiction, seule échappatoire possible pour ces personnages qui touchent le fond du désespoir.

En cadeau, un best of :
« Car nous devons tous nous construire un monde autour de nous, courageusement ou rêveusement, aussi longtemps que la chose est possible nous nous abritons de la pluie, nous claquemurant superbement. »

« Jimmy était très abattu. Il savait que sa vie n’allait faire qu’empirer. Peut-être que les histoires ne suffisent pas, pensa-t-il. Mais non. Elles doivent suffire, il le faut. Les histoires et les mèches de cheveux. »


« Un homme descendait la rue en pleurant. Il ignorait qu’il pleurait. Il se croyait heureux. Ne l’était-il pas puisqu’il le croyait ? »


William T. Vollmann, (trad. Claro) Des Putes pour Gloria, Christian Bourgois éditeur, 1991 (1999 pour la traduction).

mardi 24 juin 2014

Joël Dicker et son page-turn-oeuf


Difficile de ne pas réagir aux propos tenus par Joël Dicker, rapportés la semaine dernière par Alice Gregory dans le New Yorker : « la littérature française est ennuyeuse ». Déjà là, on fronce les sourcils, on se demande ce qu’il entend par « littérature française ». Veut-il parler de celle dont les auteurs sont Français ? ou celle dont la langue d’écriture est le français ? un auteur suisse, belge, québécois ou camerounais fait-il de la littérature française ? que faire, Joël, des traductions de Henri Robillot, Marie-Claire Pasquier ou Josée Kamoun grâce à qui – entre autres – nous est accessible Philip Roth en français? que faire de Kundera ? est-ce de la littérature tchèque écrite en français ou l’inverse ? Et surtout, que faire de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert écrit, du moins rédigé – pour l’écriture on repassera –, en français ?
Dicker raconte aussi : « Beaucoup de gens m’ont dit : oui, c’est un bon livre, c’est un page-turner. Eh bien ouais, ça veut dire que vous voulez tournez la page. Si vous n’avez pas envie de tourner la page, ce n’est pas un bon livre. Cette idée que la littérature doit être difficile… » Là, on se gratte la tête, mince alors ! nous qui aimons rester des dizaines de minutes sur la première page de La Route des Flandres pour voir comment Claude Simon mêle les images, eh bien voilà, Dicker nous l'apprend, il ne s’agit pas d’un bon livre parce qu’on a pas tout de suite envie de lire la suite (pour le plaisir et s'accorder une petite respiration, le début de La Route des Flandres):

Il tenait une lettre à la main, il leva les yeux me regarda puis de nouveau la lettre puis de nouveau moi, derrière lui je pouvais voir aller et venir passer les taches rouge acajou ocre des chevaux qu’on menait à l’abreuvoir, la boue était si profonde qu’on enfonçait dedans jusqu’aux chevilles mais je me rappelle que pendant la nuit il avait brusquement gelé et Wack entra dans la chambre en portant le café disant Les chiens ont mangé la boue, je n’avais jamais entendu l’expression, il me semblait voir les chiens, des sortes de créatures infernales mythiques leurs gueules bordées de rose leurs dents froides et blanches de loups mâchant la boue noire dans les ténèbres de la nuit, peut-être un souvenir, les chiens dévorants nettoyant faisant place nette : maintenant elle était grise et nous nous tordions les pieds en courant, en retard comme toujours pour l’appel du matin, manquant de nous fouler les chevilles dans les profondes empreintes laissées par les sabots et devenus aussi dures que de la pierre, et au bout d’un moment il dit Votre mère m’a écrit. Ainsi elle l’avait fait malgré ma défense, je sentis que je rougissais, il s’interrompit essayant quelque chose comme un sourire sans doute lui était il impossible, non d’être…

Pour ce qui est de la prétendue difficulté de la littérature française, comment te dire… dans la mesure où un écrivain s’est débattu pendant des mois des années avec des lettres, des mots, des signes, des sons, des rythmes, des structures, des focalisations, des plans d’ensemble, des gros plans, qui s’est battu pour une langue neuve en maltraitant la langue standardisée (langue standardisée à laquelle semble tenir La Vérité sur Quebert-Quebert), c’est la moindre des choses de la part du lecteur que de faire un petit effort pour entrer dans le monde d’un autre. Alors oui, c’est parfois difficile.  Mais veut-on une littérature pop-corn qui ne nous sort ni de notre fauteuil ni de notre peau ou une littérature qui nous cogne, qui souvent bégaie et nous fait bégayer avec elle, une littérature qui essaie, rate, rate mieux ? Une littérature qui s’interroge – comme Perec dans Ellis Island – et pose ces questions :

comment décrire ?/comment raconter ?/comment regarder ?/sous la sécheresse des statistiques officielles,/sous le ronronnement rassurant des anecdotes mille fois ressassées par les guides à chapeaux scouts,/sous la mise en place officielle des objets de musée, vestiges rares, choses historiques,/images précieuses,/sous la tranquillité factice de ces photographies figées/une fois pour toutes dans l’évidence trompeuse de leur/noir et blanc,/comment reconnaître ce lieu ?/restituer ce qu’il fut ?/comment lire ces traces ?/comment aller au-delà,/aller derrière/ne pas nous arrêter à ce qui nous donné à voir/ne pas voir seulement ce que l’on savait d’avance/que l’on verrait/Comment saisir ce qui n’est pas montré, ce qui n’a pas été photographié, archivé, restauré, mis en scène ?/Comment retrouver ce qui était plat, banal, quotidien, ce qui était ordinaire, ce qui se passait tous les jours ?

A Joël Dicker, agacé que la littérature française raconte des histoires peu intéressantes de gens qui « mangent des œufs dans une cuisine quand il pleut dehors » ou alors « d’homme qui couche avec deux femmes », on lui suggérera la lecture de Professeur de désir de Philip Roth (trad. Henri Robillot). Adepte qu’il est de l’auteur de Newark (tiens comme Marcus Goldman, le héros de La Vérité…), on se demande quelle sera sa réaction au moment de lire l’une des scènes centrales du livre, une dispute à propos de toasts et d’œufs entre David Kepesh et Helen (l’une des trois filles avec qui il couche) qui se passe dans une cuisine dans un appartement de Londres (on ne sait pas s’il pleut dehors, mais comme c’est à Londres, on imagine que c’est le cas) :

Quel est le principal sujet de nos disputes ? (…) au début nous nous disputions à propos des toasts. Pourquoi, je me demande, ne peut-on préparer les toasts pendant que les œufs cuisent, plutôt qu’avant ? Ainsi, nous pourrions manger nos tartines chaudes plutôt que froides. « Je ne crois pas que je vais accepter cette discussion, dit-elle. Les toasts, ce n’est pas la vie, s’écrie-t-elle pour finir. – Si, justement, je m’entends soutenir. Quand tu t’assois pour manger des toasts, les toasts, c’est la vie. Et quand tu descends les ordures, les ordures, c’est la vie. Tu ne peux pas laisser les ordures au milieu de l’escalier, Helen. Leur place est dans la poubelle, au fond de la cour. Sous son couvercle.



Claude Simon, La Route des Flandres, éditions de Minuit, 1960.
Georges Perec, Ellis Island, P.O.L. éditeur, 1995.
Philip Roth (trad. Henri Robillot, 1979), Professeur de désir, éditions Gallimard, 1977.

mercredi 4 juin 2014

La disparition de la disparition de Jim Sullivan



Ce qu’il y a de bien avec Tanguy Viel et son roman La Disparition de Jim Sullivan (paru et lu il y a une année, mais qui trotte encore dans la boîte crânienne), c’est qu’on peut en parler beaucoup sans dévoiler l’intrigue. Peut-être parce que la recherche formelle est plus importante que l’histoire elle-même et peut-être parce que la recherche formelle fait elle-même partie de l’intrigue (vous me direz qu’il y a mieux, qu’il y a des livres faits de chiffres (par ex. ISBN 978-2-87706-816-1 ; 22 € ; 670 pages ; 31 chapitres qui vont à l’envers…) dont on peut parler pendant un ou deux ans sans jamais citer un seul passage et ne rien dévoiler ni de l’intrigue ni de la qualité littéraire (et pourtant, qu’il eût été bon de le faire !)). C’est bon signe. D’ailleurs quand apparaît le mot disparition dans un titre, c’est souvent bon signe.
Donc, que fait Tanguy Viel dans ce roman ? Il met en scène un narrateur-auteur qui, las de placer  ses histoires en France qu’il trouve « trop statique, trop pétrifiée d’une certaine manière, en tout cas inadaptée au besoin d’air de ma [sa] vie », décide d’écrire un roman américain. Car un roman américain, qu’il se passe dans la campagne du Kentucky, du Nebraska ou au milieu des buildings new yorkais, a toujours quelque chose d’international. Assez naturellement, nous dit le narrateur, il a pensé que l’action de son roman se passerait à Detroit dans le Michigan, que le personnage principal s’appellerait Dwayne Koster et son ex-femme Susan Fraser, « puisque j’ai [le narrateur] remarqué cela dans les romans américains, que le personnage principal, en général, est divorcé. Du moins, c’est souvent à ce moment-là qu’on le découvre, en général autour des cinquante ans, après que sa vie sentimentale s’est un peu compliquée. »
Dès le chapitre 2 de la première partie, Viel nous donne le vertige : « A Detroit, en 1805, ai-je écrit… » C’est quoi ça ? Que vient faire ici ce passé composé ? Pourquoi ne pas dire : « A Detroit, en 1805, écris-je… » ? Et même, cette formule au présent reste bizarre, pourquoi pas : « A Detroit, en 1805… » Pas besoin de mentionner à chaque phrase que l’on est en train d’écrire. Imaginez le narrateur de Proust dire qu’il est en train d’écrire : « Longtemps, j’écris, je me suis couché de bonne heure. Et là maintenant, je suis en train d’écrire que je suis en train d’écrire que je me suis longtemps couché de bonne heure ». La Recherche chez Quarto Gallimard ne ferait plus 2408 pages mais 4816 au moins (ah, les chiffres !). Tout de suite, on se demande où d’autre que dans La Disparition de Jim Sullivan a-t-il pu écrire ça. Bref, passons. Mais on ne peut pas passer par-dessus ça, le narrateur ne cesse d’empiéter sur les plates-bandes de son histoire. Il vient fourrer son nez partout avec ses « ai-je écrit », « ai-je encore écrit ». Heureusement, il nous rassure et nous explique qui est ce Jim Sullivan : 

« Là, ai-je encore écrit, perdu dans la nuit du Michigan, la seule chose qui réconfortait Dwayne Koster, c’était de glisser dans l’autoradio son album préféré de Jim Sullivan et d’écouter en boucle des chansons comme Highways ou UFO, en se disant que c’était dommage que la terre entière n’écoute pas un chanteur pareil, et dommage aussi qu’il ait disparu, Jim Sullivan, dans des conditions si étranges. Je ne sais pas si c’est le moment de parler de ça, mais le fait est que beaucoup de choses restent encore mystérieuses quant à la disparition de Jim Sullivan, il y a presque quarante ans, dans le désert du Nouveau-Mexique. On a bien retrouvé sa voiture en bordure du désert, mais on n’a jamais retrouvé son corps, ni non plus aucune trace d’une lutte ou d’une présence, seulement sa Coccinelle garée là, quelque part près de Santa Rosa, vitres et portes closes, sans le moindre choc ni effraction. Et c’est vrai que ce genre de choses en Amérique, si en plus vous êtes un chanteur un peu mystique, si votre disque le plus connu s’appelle UFO (ce qui veut quand même dire « ovni » en anglais), alors pour certains de ses fans, ça ne faisait aucun doute, Jim Sullivan avait été enlevé par des extra-terrestres. D’autres évoquent un règlement de comptes avec une mafia locale, d’autres encore une bavure policière. Mais c’est vrai que ça reste une énigme, la disparition de Jim Sullivan, une énigme qui bien sûr fascinait Dwayne Koster, sans quoi je n’aurais pas intitulé mon livre La Disparition de Jim Sullivan. » 

Nous voilà rassurés, on est bien en train de lire le livre dont parle le narrateur.
EH BIEN NON ! Surprise ! Quelques pages plus loin, le narrateur nous le dit une bonne fois pour toutes, le roman américain qu’il écrit s’appelle lui aussi La Disparition de Jim Sullivan et il est différent de La Disparition de Jim Sullivan de Tanguy Viel. Après un passage où on en apprend davantage sur les origines de Dwayne Koster, ses ascendants, le narrateur scie la branche sur laquelle on était assis (il sait pourtant qu’on a le vertige) : « Je n’ai pas écrit tout ça dans mon roman. »
Je n'en dirai pas plus sur ce roman que je vous laisse découvrir et qui est une véritable expérience littéraire parce qu'on y trouve deux romans. Celui de Viel qu’on lit avec vertige parce que l’autre, celui du narrateur qu’on aimerait bien avoir entre les mains,  se dérobe si bien qu'il faut le composer soi-même. Comme si de La Disparition de Jim Sullivan (roman disparu ?) il ne restait que quelques traces : La Disparition de Jim Sullivan, je veux dire l’autre (ISBN 978-2-7073-2294-4 ; 14 € ; 153 p.), celui qu’on a et qui évoque celui qu’on n’a pas. 

Tanguy Viel, La Disparition de Jim Sullivan, éditions de Minuit, 2013.