jeudi 3 juillet 2014

Entre Ballinamore et Athlone, Mohill mais avant Mohill...


Je quitte Ballinamore aujourd’hui pour Athlone – c'est ce que je m'étais dit hier. Je suis incapable de me rappeler les jours qui se sont écoulés depuis samedi dans ce bled. L'impression de n'avoir rien fait mais tant vu, comme ces heures paresseuses passées devant un écran d'ordinateur.
Je marchais depuis une trentaine de minutes quand j'ai aperçu cette maison, à la sortie de Ballinamore.
Un panneau Guiness que soleils et pluies ont rongé, une porte de bar comme la porte de chez quelqu'un, les fenêtres protégées par des grillages, une voiture. il est 15 heures. Je n'ai pas envie de quitter Ballinamore. Athlone et Mohill attendront. Dublin aussi.

lundi 30 juin 2014

Ballinamore (2) - surlendemain d'avant-hier, lendemain d'hier, veille de demain, avant-veille d'après-demain - aujourd'hui




J'avais l'habitude des lundis matin avec déjà ses équipes de nettoyeurs, de livreurs, de facteurs qui apprêtent la ville pendant que d'autres la quittent pour aller travailler dans une autre - s'engouffrant dans une voiture ou disparaissant entre les rangées d'un bus. J'avais moins l'habitude de l'exposition des fûts de bière vides. Les tenanciers de bars voudraient-ils montrer à la population comment fut le week-end?

dimanche 29 juin 2014

Ballinamore (1) - début de voyage


On associe souvent le début du voyage à la première photo qu'on en fait. C'est une erreur. Ou une autre manière de le raconter. Je pourrais m'en tenir à cette photo et ne rien dire de plus. Ne pas dire qu'avant il y a eu la préparation de la valise; le départ pressé depuis chez moi où j'ai failli rater le bus - ce qui m'aurait fait rater le train, l'avion, puis le bus, l'autre, celui qui va de l'aéroport de Dublin et passe par ce bled (Ballinamore) -; le vol où j'aurais voulu dormir pour étouffer l'angoisse liée à l'avion mais l'impossibilité de dormir à cause de cette même angoisse; l'angoisse (une autre) de ne pas retrouver ma valise sur le tapis roulant ou - pire encore - l'angoisse de retrouver ma valise mais que quelqu'un quelques mètres devant moi la prenne croyant qu'il s'agissait de la sienne et l'angoisse (une autre encore) de devoir faire remarquer à cette personne qu'il s'est trompé de valise; le trajet en bus enfin, agréable, les Pogues dans les oreilles, impatient de m'accouder dans un pub, y boire quelques bières.

Il est 15h55, je repasse maintenant devant le "Pat Joe's Pub", seul endroit que j'ai visité hier.

samedi 28 juin 2014

Des Putes pour Gloria - se claquemurer superbement

En été, on aime se plonger dans ce qu’on appelle un bon roman américain de 400 pages, souvent un road trip : le personnage écoute Johnny Cash au volant d’une Chevy, il traverse les grands espaces, s’arrête dans une station-service où un étrange pompiste magicien à ses heures le gratifie d’un sourire édenté ; on est au milieu du désert, le Nouveau-Mexique, tout ça, tout ça… Oui, mais les romans américains ce n’est pas que ça (tout comme les romans français ne se résument pas à une eggs-party dans un appart du 5e arrondissement).
Des Putes pour Gloria (Whores for Gloria 1991, et 1999 pour la superbe traduction française de Claro), William T. Vollmann en est la parfaite illustration. Rues resserrées, bars crasseux et trottoirs du Tenderloin, quartier sombre de San Francisco, voilà pour le décor. Ici, pas de grands espaces, de station-service le long d'une route sans fin ni de pompiste magnifique ; les voitures ne bougent pas (une Lincoln finira à la fourrière) ; on n’y rencontre que dealers, michetons, prostituées, macs et clochards ; le personnage principal, Jimmy vétéran de la guerre du Viet Nam, ne fait pas un road trip mais un whores trip : il part à la quête de Gloria (« femme aimée ou icône abstraite ? ») et pour la retrouver – ou la faire apparaître –, il va d’une prostituée l’autre et leur demande de lui raconter des histoires. Comme une éponge, il se gorge de leurs récits, les fait siens et y mêle Gloria dans ses rêveries. Pour sortir de ce microcosme où les seules lumières sont les enseignes Budweiser et les néons des bars crasseux où Jimmy ne cesse de s’ivrogner : le recours aux histoires. D’ailleurs le livre s’ouvre sur une anecdote qui donne le ton :

Tout le monde connaît l’histoire de la prostituée qui, ayant compris que son héro était une alliée de moins en moins fiable quelle que soit la quantité qu’elle s’en injectait dans le bras, se souvint dans son désespoir de l’expression « s’injecter de la merde », et remplit alors sa seringue de sa propre chiasse puis se piqua, donnant ainsi naissance à de magnifiques abcès. On connaît moins l’histoire de cet homme qui décida de mettre fin à ses jours en avalant son médicament contre les mycoses au pied. Chère Gloria, sache qu’il a enduré une terrible agonie. Quand ils ont prélevé un échantillon de son urine, le récipient en plastique a fondu. – Là, on touche vraiment le cœur du désespoir. Ce qui suit est plus sombre encore, parce que imaginaire. Mais tous les récits qu’y font les prostituées sont, eux, bien réels.

Le road trip, le western, Vollmann ne les oublie pas. Ils n'apparaissent que brièvement, en rêve et on en revient vite, comme s'il y avait là une volonté de donner une claque au rêve américain. Par exemple lorsque Jimmy se fait trousser par une prostituée et son mac dans une rue où il avait l’habitude d’aller au cinéma :

elle lui tailladait son jean au niveau de l’entrejambe, non mais regardez-moi ça disait Jack regardez un peu il a pissé dans son froc, mais pour Jimmy l’écran de cinéma s’incurvait comme l’intérieur d’un sein de femme, le rideau se levait, dévoilant un film où il était question d’un voyage en train, il crut d’abord qu’il s’agissait d’un western vu la façon dont les wagons filaient dans le désert mais soudain la Louisiane apparut par intermittences, viens bon sang dit Jack, faut que je récupère mon fric fit Dinah sinon je vais devenir violente. Je m’en vais lui arracher son portefeuille à coups de surin. Je m’en vais.

Toute la force de Vollmann est d'emmener le lecteur ailleurs que dans le présent de l'intrigue (ex. la salle de cinéma et la Louisiane alors que Jimmy est en train de se faire bastonner). Grâce à une ponctuation éclatée – les paragraphes commencent par une majuscule et finissent par un point mais entre deux souvent rien, quelques virgules – on passe d’une réalité à une autre, du réel au rêve sans problème. Des motifs en appellent d’autres, des sensations nous font basculer dans le passé ou dans des fantasmes et les histoires se superposent. Cet empilement d’histoires pour donner corps à Gloria, pour donner à Jimmy une raison de continuer.

Le roman de Vollmann est une muraille d’histoires (il commence par une anecdote et finit par une autre). Celle de Jimmy, celles que les prostituées racontent à Jimmy, celles que Jimmy reconstitue à partir des récits des prostituées. Des putes pour Gloria est une véritable déclaration d’amour faite à la fiction, seule échappatoire possible pour ces personnages qui touchent le fond du désespoir.

En cadeau, un best of :
« Car nous devons tous nous construire un monde autour de nous, courageusement ou rêveusement, aussi longtemps que la chose est possible nous nous abritons de la pluie, nous claquemurant superbement. »

« Jimmy était très abattu. Il savait que sa vie n’allait faire qu’empirer. Peut-être que les histoires ne suffisent pas, pensa-t-il. Mais non. Elles doivent suffire, il le faut. Les histoires et les mèches de cheveux. »


« Un homme descendait la rue en pleurant. Il ignorait qu’il pleurait. Il se croyait heureux. Ne l’était-il pas puisqu’il le croyait ? »


William T. Vollmann, (trad. Claro) Des Putes pour Gloria, Christian Bourgois éditeur, 1991 (1999 pour la traduction).

mardi 24 juin 2014

Joël Dicker et son page-turn-oeuf


Difficile de ne pas réagir aux propos tenus par Joël Dicker, rapportés la semaine dernière par Alice Gregory dans le New Yorker : « la littérature française est ennuyeuse ». Déjà là, on fronce les sourcils, on se demande ce qu’il entend par « littérature française ». Veut-il parler de celle dont les auteurs sont Français ? ou celle dont la langue d’écriture est le français ? un auteur suisse, belge, québécois ou camerounais fait-il de la littérature française ? que faire, Joël, des traductions de Henri Robillot, Marie-Claire Pasquier ou Josée Kamoun grâce à qui – entre autres – nous est accessible Philip Roth en français? que faire de Kundera ? est-ce de la littérature tchèque écrite en français ou l’inverse ? Et surtout, que faire de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert écrit, du moins rédigé – pour l’écriture on repassera –, en français ?
Dicker raconte aussi : « Beaucoup de gens m’ont dit : oui, c’est un bon livre, c’est un page-turner. Eh bien ouais, ça veut dire que vous voulez tournez la page. Si vous n’avez pas envie de tourner la page, ce n’est pas un bon livre. Cette idée que la littérature doit être difficile… » Là, on se gratte la tête, mince alors ! nous qui aimons rester des dizaines de minutes sur la première page de La Route des Flandres pour voir comment Claude Simon mêle les images, eh bien voilà, Dicker nous l'apprend, il ne s’agit pas d’un bon livre parce qu’on a pas tout de suite envie de lire la suite (pour le plaisir et s'accorder une petite respiration, le début de La Route des Flandres):

Il tenait une lettre à la main, il leva les yeux me regarda puis de nouveau la lettre puis de nouveau moi, derrière lui je pouvais voir aller et venir passer les taches rouge acajou ocre des chevaux qu’on menait à l’abreuvoir, la boue était si profonde qu’on enfonçait dedans jusqu’aux chevilles mais je me rappelle que pendant la nuit il avait brusquement gelé et Wack entra dans la chambre en portant le café disant Les chiens ont mangé la boue, je n’avais jamais entendu l’expression, il me semblait voir les chiens, des sortes de créatures infernales mythiques leurs gueules bordées de rose leurs dents froides et blanches de loups mâchant la boue noire dans les ténèbres de la nuit, peut-être un souvenir, les chiens dévorants nettoyant faisant place nette : maintenant elle était grise et nous nous tordions les pieds en courant, en retard comme toujours pour l’appel du matin, manquant de nous fouler les chevilles dans les profondes empreintes laissées par les sabots et devenus aussi dures que de la pierre, et au bout d’un moment il dit Votre mère m’a écrit. Ainsi elle l’avait fait malgré ma défense, je sentis que je rougissais, il s’interrompit essayant quelque chose comme un sourire sans doute lui était il impossible, non d’être…

Pour ce qui est de la prétendue difficulté de la littérature française, comment te dire… dans la mesure où un écrivain s’est débattu pendant des mois des années avec des lettres, des mots, des signes, des sons, des rythmes, des structures, des focalisations, des plans d’ensemble, des gros plans, qui s’est battu pour une langue neuve en maltraitant la langue standardisée (langue standardisée à laquelle semble tenir La Vérité sur Quebert-Quebert), c’est la moindre des choses de la part du lecteur que de faire un petit effort pour entrer dans le monde d’un autre. Alors oui, c’est parfois difficile.  Mais veut-on une littérature pop-corn qui ne nous sort ni de notre fauteuil ni de notre peau ou une littérature qui nous cogne, qui souvent bégaie et nous fait bégayer avec elle, une littérature qui essaie, rate, rate mieux ? Une littérature qui s’interroge – comme Perec dans Ellis Island – et pose ces questions :

comment décrire ?/comment raconter ?/comment regarder ?/sous la sécheresse des statistiques officielles,/sous le ronronnement rassurant des anecdotes mille fois ressassées par les guides à chapeaux scouts,/sous la mise en place officielle des objets de musée, vestiges rares, choses historiques,/images précieuses,/sous la tranquillité factice de ces photographies figées/une fois pour toutes dans l’évidence trompeuse de leur/noir et blanc,/comment reconnaître ce lieu ?/restituer ce qu’il fut ?/comment lire ces traces ?/comment aller au-delà,/aller derrière/ne pas nous arrêter à ce qui nous donné à voir/ne pas voir seulement ce que l’on savait d’avance/que l’on verrait/Comment saisir ce qui n’est pas montré, ce qui n’a pas été photographié, archivé, restauré, mis en scène ?/Comment retrouver ce qui était plat, banal, quotidien, ce qui était ordinaire, ce qui se passait tous les jours ?

A Joël Dicker, agacé que la littérature française raconte des histoires peu intéressantes de gens qui « mangent des œufs dans une cuisine quand il pleut dehors » ou alors « d’homme qui couche avec deux femmes », on lui suggérera la lecture de Professeur de désir de Philip Roth (trad. Henri Robillot). Adepte qu’il est de l’auteur de Newark (tiens comme Marcus Goldman, le héros de La Vérité…), on se demande quelle sera sa réaction au moment de lire l’une des scènes centrales du livre, une dispute à propos de toasts et d’œufs entre David Kepesh et Helen (l’une des trois filles avec qui il couche) qui se passe dans une cuisine dans un appartement de Londres (on ne sait pas s’il pleut dehors, mais comme c’est à Londres, on imagine que c’est le cas) :

Quel est le principal sujet de nos disputes ? (…) au début nous nous disputions à propos des toasts. Pourquoi, je me demande, ne peut-on préparer les toasts pendant que les œufs cuisent, plutôt qu’avant ? Ainsi, nous pourrions manger nos tartines chaudes plutôt que froides. « Je ne crois pas que je vais accepter cette discussion, dit-elle. Les toasts, ce n’est pas la vie, s’écrie-t-elle pour finir. – Si, justement, je m’entends soutenir. Quand tu t’assois pour manger des toasts, les toasts, c’est la vie. Et quand tu descends les ordures, les ordures, c’est la vie. Tu ne peux pas laisser les ordures au milieu de l’escalier, Helen. Leur place est dans la poubelle, au fond de la cour. Sous son couvercle.



Claude Simon, La Route des Flandres, éditions de Minuit, 1960.
Georges Perec, Ellis Island, P.O.L. éditeur, 1995.
Philip Roth (trad. Henri Robillot, 1979), Professeur de désir, éditions Gallimard, 1977.

mercredi 4 juin 2014

La disparition de la disparition de Jim Sullivan



Ce qu’il y a de bien avec Tanguy Viel et son roman La Disparition de Jim Sullivan (paru et lu il y a une année, mais qui trotte encore dans la boîte crânienne), c’est qu’on peut en parler beaucoup sans dévoiler l’intrigue. Peut-être parce que la recherche formelle est plus importante que l’histoire elle-même et peut-être parce que la recherche formelle fait elle-même partie de l’intrigue (vous me direz qu’il y a mieux, qu’il y a des livres faits de chiffres (par ex. ISBN 978-2-87706-816-1 ; 22 € ; 670 pages ; 31 chapitres qui vont à l’envers…) dont on peut parler pendant un ou deux ans sans jamais citer un seul passage et ne rien dévoiler ni de l’intrigue ni de la qualité littéraire (et pourtant, qu’il eût été bon de le faire !)). C’est bon signe. D’ailleurs quand apparaît le mot disparition dans un titre, c’est souvent bon signe.
Donc, que fait Tanguy Viel dans ce roman ? Il met en scène un narrateur-auteur qui, las de placer  ses histoires en France qu’il trouve « trop statique, trop pétrifiée d’une certaine manière, en tout cas inadaptée au besoin d’air de ma [sa] vie », décide d’écrire un roman américain. Car un roman américain, qu’il se passe dans la campagne du Kentucky, du Nebraska ou au milieu des buildings new yorkais, a toujours quelque chose d’international. Assez naturellement, nous dit le narrateur, il a pensé que l’action de son roman se passerait à Detroit dans le Michigan, que le personnage principal s’appellerait Dwayne Koster et son ex-femme Susan Fraser, « puisque j’ai [le narrateur] remarqué cela dans les romans américains, que le personnage principal, en général, est divorcé. Du moins, c’est souvent à ce moment-là qu’on le découvre, en général autour des cinquante ans, après que sa vie sentimentale s’est un peu compliquée. »
Dès le chapitre 2 de la première partie, Viel nous donne le vertige : « A Detroit, en 1805, ai-je écrit… » C’est quoi ça ? Que vient faire ici ce passé composé ? Pourquoi ne pas dire : « A Detroit, en 1805, écris-je… » ? Et même, cette formule au présent reste bizarre, pourquoi pas : « A Detroit, en 1805… » Pas besoin de mentionner à chaque phrase que l’on est en train d’écrire. Imaginez le narrateur de Proust dire qu’il est en train d’écrire : « Longtemps, j’écris, je me suis couché de bonne heure. Et là maintenant, je suis en train d’écrire que je suis en train d’écrire que je me suis longtemps couché de bonne heure ». La Recherche chez Quarto Gallimard ne ferait plus 2408 pages mais 4816 au moins (ah, les chiffres !). Tout de suite, on se demande où d’autre que dans La Disparition de Jim Sullivan a-t-il pu écrire ça. Bref, passons. Mais on ne peut pas passer par-dessus ça, le narrateur ne cesse d’empiéter sur les plates-bandes de son histoire. Il vient fourrer son nez partout avec ses « ai-je écrit », « ai-je encore écrit ». Heureusement, il nous rassure et nous explique qui est ce Jim Sullivan : 

« Là, ai-je encore écrit, perdu dans la nuit du Michigan, la seule chose qui réconfortait Dwayne Koster, c’était de glisser dans l’autoradio son album préféré de Jim Sullivan et d’écouter en boucle des chansons comme Highways ou UFO, en se disant que c’était dommage que la terre entière n’écoute pas un chanteur pareil, et dommage aussi qu’il ait disparu, Jim Sullivan, dans des conditions si étranges. Je ne sais pas si c’est le moment de parler de ça, mais le fait est que beaucoup de choses restent encore mystérieuses quant à la disparition de Jim Sullivan, il y a presque quarante ans, dans le désert du Nouveau-Mexique. On a bien retrouvé sa voiture en bordure du désert, mais on n’a jamais retrouvé son corps, ni non plus aucune trace d’une lutte ou d’une présence, seulement sa Coccinelle garée là, quelque part près de Santa Rosa, vitres et portes closes, sans le moindre choc ni effraction. Et c’est vrai que ce genre de choses en Amérique, si en plus vous êtes un chanteur un peu mystique, si votre disque le plus connu s’appelle UFO (ce qui veut quand même dire « ovni » en anglais), alors pour certains de ses fans, ça ne faisait aucun doute, Jim Sullivan avait été enlevé par des extra-terrestres. D’autres évoquent un règlement de comptes avec une mafia locale, d’autres encore une bavure policière. Mais c’est vrai que ça reste une énigme, la disparition de Jim Sullivan, une énigme qui bien sûr fascinait Dwayne Koster, sans quoi je n’aurais pas intitulé mon livre La Disparition de Jim Sullivan. » 

Nous voilà rassurés, on est bien en train de lire le livre dont parle le narrateur.
EH BIEN NON ! Surprise ! Quelques pages plus loin, le narrateur nous le dit une bonne fois pour toutes, le roman américain qu’il écrit s’appelle lui aussi La Disparition de Jim Sullivan et il est différent de La Disparition de Jim Sullivan de Tanguy Viel. Après un passage où on en apprend davantage sur les origines de Dwayne Koster, ses ascendants, le narrateur scie la branche sur laquelle on était assis (il sait pourtant qu’on a le vertige) : « Je n’ai pas écrit tout ça dans mon roman. »
Je n'en dirai pas plus sur ce roman que je vous laisse découvrir et qui est une véritable expérience littéraire parce qu'on y trouve deux romans. Celui de Viel qu’on lit avec vertige parce que l’autre, celui du narrateur qu’on aimerait bien avoir entre les mains,  se dérobe si bien qu'il faut le composer soi-même. Comme si de La Disparition de Jim Sullivan (roman disparu ?) il ne restait que quelques traces : La Disparition de Jim Sullivan, je veux dire l’autre (ISBN 978-2-7073-2294-4 ; 14 € ; 153 p.), celui qu’on a et qui évoque celui qu’on n’a pas. 

Tanguy Viel, La Disparition de Jim Sullivan, éditions de Minuit, 2013.

lundi 31 mars 2014

Maylis de Kerangal, Réparer les vivants


(ou de la littérature comme un don d'organes)


« Le bon vieux cœur. Le cœur moteur. La pompe qui couine, qui se bouche, qui déconne. Un boulot de plombier, aime-t-il dire : écouter, faire résonner, identifier la panne, changer les pièces, réparer la machine, tout cela me convient parfaitement… »

Il y a quelques semaines déjà que j’ai fini la lecture de Réparer les vivants de Maylis de Kerangal, que je vis avec ce livre, que je le porte, et mon cœur palpite encore.
Ce billet ne dira pas beaucoup de l’histoire de Réparer les vivants. C’est plutôt une déclaration d’amour faite à l’écriture de son auteure. Même si j’étais déjà conquis après Corniche Kennedy, Naissance d’un pont et Tangente vers l’est, il faut bien avouer que là, j'ai été foudroyé à chaque page, et suis resté bouche bée une fois le livre refermé. Livre que j’ai aussitôt rouvert et que je continue d’ouvrir, tous les jours, puisqu’il ne rend jamais son dernier souffle, comme l’écriture de Maylis de Kerangal, défibrillateur de mots, souffle, halète, se syncope mais qui toujours repart.

L’histoire est celle d’un cœur, « boîte noire d’un corps de vingt ans », celui de Simon Limbres, cœur que la « joie dilate » et la « tristesse resserre », que l’amour « a fait fondre » : un cœur donc qui fonctionne. Un cœur qui continue de fonctionner quand Simon Limbres, lui, meurt dans un accident de voiture, car on sait depuis 1959 que « c’est désormais l’abolition des fonctions cérébrales qui [l’atteste la mort ».
Et la suite est une frénésie, une course alors que les proches, les parents – Marianne et Sean – voudraient le repos que le médecin empêche : « Nous sommes dans un contexte où il serait possible que Simon fasse don de ses organes. » (Notez l’étrange formulation alors que Simon Limbres est en état de mort cérébrale (« …que Simon fasse… »)) Pour l’heure pas le temps pour le deuil, ce qu’il faut c’est « enterrer les morts et réparer les vivants ». Cette phrase empruntée à Tchekhov est au cœur du livre (vous pouvez compter les pages, les chapitres et les blancs).
Voilà pour l’histoire et je n’en dirai pas plus.

Ce qu’il faut dire en revanche c’est l’immense travail de recherche effectué par l’auteure et l’immense réussite qui en découle, ce qui n’allait pas de soi : parvenir à rendre tout cela romanesque, sans que transpire le savoir, sans que ça fasse lecture pour apprendre des trucs sur la médecine et le don d’organes. Le livre s’attache plutôt à montrer, à faire voir, à faire sentir ce que c’est que d’être un jeune homme de vingt ans qui se lève la nuit pour aller surfer ; ce que c’est que d’être celle qui reste au lit et l’attend ; ce que c’est que d’être une mère, un père à qui on annonce la nouvelle terrible ; ce que c’est que d’être la petite sœur de Simon Limbres qu’on a oublié de prévenir parce que la journée a été longue ; ce que c’est que d’être médecin ou chirurgien et qu’on avait planifié ce soir-là de regarder le match France-Italie ; ce que c’est que d’avoir attendu toutes ces années un nouveau cœur.

Maylis de Kerangal lie ses personnages grâce à une écriture qui mêle les points de vues et les niveaux de langage, la voix du narrateur et celles des personnages. Exemple quand la mère et le père (séparés) de Simon se retrouvent dans un café ; celle-là a appelé celui-ci pour lui annoncer qu’il était arrivé quelque chose à leur fils :

« Alors Marianne s’est armée de courage – armée, oui, c’est exactement cela, il y a cette agressivité nue qui ne cesse de croître depuis leur étreinte et dont elle se barde, comme on se protège en brandissant au-devant de soi la lame du poignard – et, toute droite sur la banquette, a débité les trois propositions qu’elle avait préparées – ses yeux sont fixes. Quand il entend la dernière – « irréversible » –, Sean secoue la tête et son visage s’agite, convulsé, non, non, non, puis il se lève, lourd, bouscule la table – le gin passe par-dessus le verre –, se dirige vers la porte, les bras le long du corps et les poings serrés comme s’il transportait des poids, la démarche d’un homme qui sort casser la gueule à quelqu’un, qui déjà le cherche, et une fois dehors sur le pas de la porte, il fait une brusque volteface, revient à la table qu’ils occupaient, avançant dans le rai de lumière tracé au sol, et sa silhouette à contre jour est nimbée d’une pellicule grisâtre : la sciure qui le recouvre se vaporise dans l’espace chaque fois que son pied frappe le sol. Son corps fume. D’ailleurs il fonce le torse incliné en avant comme s’il allait charger. Une fois parvenu à la table, il saisit le verre de gin qu’il vide d’un trait à son tour, puis lance à Marianne, qui déjà renoue son écharpe, viens. »

La transplantation apparaît à tous les niveaux dans ce roman. A un premier niveau qui est la transplantation du cœur de Simon. A un deuxième niveau où la mort de Simon agira sur les existences de son entourage (la famille) et de ceux qui l’entourent (corps médical), entrera d'une manière ou d'une autre dans le corps de chacun. A un troisième niveau, celui du lecteur qui, une fois plongé dans la lecture (est-ce lui qui plonge dans le texte ou le texte qui plonge en lui?), ne sera plus tout à fait lui-même, plus tout à fait indemne.
Et si c'était cela la lecture : à chaque fois une nouvelle transplantation ? Voir avec les yeux d’un autre, sentir avec les capteurs d’un autre, éprouver les expériences des autres ; se greffer un nouveau monde à chaque livre. L’auteur est donneur ; le texte chirurgien ; le lecteur transplanté – sauvé ?

Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, éditions Verticales, 2014.